Origin Records : trois batteurs, une vision, comment Seattle a façonné l’un des labels les plus singuliers du jazz américain
Par Thierry De Clemensat
Seattle : À la fin des années 1990, alors que la scène jazz de la ville oscillait entre ferveur locale, effervescence créative et sous-financement chronique, John Bishop lance ce qui est devenu Origin records, plus tard rejoint par deux autres batteurs, tous trois déjà solidement établis sur la scène nationale, animant ce artistique à l’image de leur ville : audacieux, indépendant et farouchement collaboratif.
C’est ainsi qu’est né Origin Records, un label qui, en près de trois décennies, est devenu l’un des noms les plus respectés du jazz contemporain.
Leurs albums sont reconnaissables au premier coup d’œil, avec une identité visuelle distincte, presque architecturale, et leur catalogue mêle signatures confirmées et voix émergentes. On y retrouve des artistes tels que Michael Dease, Andrew Rathbun, Lucas Pino ou John Gunther, ainsi qu’une nouvelle génération soutenue par OA2, et une branche plus intimiste avec Origin Classical.
Aujourd’hui, à la tête du label :
• John Bishop, fondateur et graphiste du label
• Matt Jorgensen, bras droit et web designer
• Evan Woodle, directeur des opérations,
qui fut aussi mon premier point de contact.
Et si je connais Origin Records, c’est grâce à un compositeur que je tiens en très haute estime : Anthony Branker, que je remercie ici une fois encore.
L’ENTRETIEN
Thierry De Clemensat :
Origin Records approche de ses 30 ans. Pouvez-vous nous ramener au moment précis où l’idée d’un label indépendant fondé par trois batteurs s’est imposée comme une évidence ?
John Bishop :
Tout d’abord Thierry, merci pour l’opportunité de parler de tout cela !
Pour le label, ce n’était pas vraiment une idée en tant que telle, mais plutôt une situation née de la conjonction de nombreux petits facteurs. En tant que batteur professionnel depuis vingt ans à l’époque, et après avoir touché quelques années au graphisme informatique pour des affiches, publicités et pochettes de cassettes/CD, je travaillais alors sur trois projets que je produisais, sur lesquels je jouais, et qui étaient prêts à partir à l’impression. Mettre un nom dessus m’a semblé naturel sur le moment.
Ma sœur tenait une galerie d’art en Oregon, où mon frère Todd (également batteur et artiste visuel) ou moi-même jouions lors des First Friday Gallery Walks. Après quelques années, elle a décidé que nous devrions réaliser un CD qu’elle pourrait vendre dans sa boutique. Le nom de son magasin était « Provenance » ; j’en ai pris la traduction anglaise, Origin, pour le nom du label, et l’anniversaire de ma sœur est devenu le premier numéro de catalogue. J’ai utilisé les peintures de mon frère pour illustrer les trois titres, ce qui a immédiatement créé une identité de marque, visuelle autant que musicale.
Chaque projet avait aussi sa propre énergie et son public, offrant une base de notoriété solide, rapidement renforcée par une critique dans Earshot Magazine quelques mois plus tard. En plus de chroniquer chaque album, le magazine mettait en avant l’angle d’un nouveau label local avec sa propre saveur et son propre esprit. À partir de là, il n’a pas fallu longtemps pour que des amis et connaissances musicales s’y intéressent et demandent à rejoindre l’aventure avec leurs projets.
À l’image d’une carrière musicale, on cherche l’action et l’élan qui vous portent. Construire un label dans cet environnement ne semblait ni étrange ni exceptionnel, simplement comme un travail supplémentaire pour continuer à avancer. Le fait que les compétences que j’étais en train d’acquérir puissent aussi servir à d’autres musiciens, à une époque où la production de CD était bien plus complexe, a donné plusieurs leviers pour propulser le label. Cette idée d’être une structure de service pour les artistes reste encore aujourd’hui centrale dans notre façon de travailler au quotidien.
Pendant que tout cela prenait forme, je discutais avec Matt, qui avait été mon élève de batterie depuis ses 15 ans et qui était parti à New York pour ses études. Il jouait de la batterie et travaillait avec l’informatique, apprenant Internet et l’e-mail, encore très nouveaux à l’époque. Son groupe allait enregistrer un album et il m’a proposé de développer un site web pour le label s’il pouvait faire produire leur disque. C’est ainsi qu’est né ce partenariat : lui développant ses compétences web et son activité, moi concevant et construisant une infrastructure de label fonctionnelle.
Après le 11 septembre, Matt a décidé de revenir à Seattle avec sa femme, et c’est à ce moment-là que nous avons vraiment pu gagner en efficacité. Nous avons lancé OA2 Records en 2002, le Ballard Jazz Festival en 2003, et nous avons commencé à publier le journal mensuel All About Jazz/Seattle, tout en développant le label.
Nous avons aussi pu intégrer quelques assistants réguliers, principalement de jeunes musiciens et d’anciens élèves à moi, comme Chris Icasiano et, depuis sept ans, Evan Woodle. Cela a été déterminant pour fluidifier les procédures. Et comme chacun est un musicien accompli à part entière, ils ont apporté des idées nouvelles et une énergie bienvenue, parfois absente chez ces batteurs qui vieillissent rapidement !
Thierry De Clemensat :
Y a-t-il eu un élément déclencheur, un refus, une frustration, ou au contraire une opportunité. qui vous a poussé à bâtir votre propre structure ?
John Bishop :
La vie de musicien est pleine de tout cela, mais on peut aussi la voir comme une succession de petites victoires, et c’est plutôt ce que j’en retiens. Il n’y a pas beaucoup de métiers où l’on fait ce que l’on fait et où les gens applaudissent ! Prendre cela pour acquis ou à la légère ne me semble pas une bonne approche, donc j’ai toujours pensé qu’il fallait continuer à avancer et à construire, répondre à ces sentiments par l’action. Si un jour on ne peut plus payer le loyer, il faut réévaluer ; sinon, on continue à tourner la machine.
Thierry De Clemensat :
Quel rôle la scène jazz de Seattle a-t-elle joué dans cette décision ? Était-ce un incubateur naturel ou un terrain difficile à contourner ?
John Bishop :
Quand je suis arrivé à Seattle en 1981, à 22 ans, je me suis immédiatement mis en action. Le loyer était un vrai problème, donc pas d’autre choix que de s’immerger dans de nombreuses scènes musicales. La quantité d’excellents musiciens locaux, créatifs, combinée aux occasions de jouer avec des géants de passage, en faisait un endroit idéal pour se construire une vie musicale pendant les vingt premières années.
Cela m’a aussi permis de tisser de nombreuses relations à travers le pays, issues de cercles musicaux très larges, qui ont fourni l’essentiel des artistes du label pendant les dix premières années, avant que le bouche-à-oreille n’élargisse rapidement le cercle jusqu’à aujourd’hui. Très concrètement, mes expériences musicales ici, et les voix qui m’entouraient depuis les années 1980, sont au cœur du son du label tel qu’il existe aujourd’hui. Je continue de répondre à des qualités dans les nouveaux projets qui résonnent avec ce que j’ai connu en grandissant.
Thierry De Clemensat :
Avec le recul, qu’auriez-vous aimé savoir le premier jour ?
John Bishop :
Heureusement, avoir compris très tôt que s’approprier le processus d’apprentissage de la musique est le secret même pour apprendre la musique nous habitue tous très vite au fameux « fake it until you make it ». Il ne s’est jamais agi de souhaiter avoir toutes les réponses, mais plutôt de savoir à quelle vitesse je pouvais identifier une mauvaise direction et corriger le tir.
En chemin, nous avons aussi découvert qu’une grande partie de ce qui est nécessaire relève simplement de connaissances que tout musicien attentif acquiert naturellement. On le voit dans la multitude de labels, clubs et festivals créés par des artistes en activité. La plupart possèdent ce capital de savoir ; la différence tient à l’intérêt, à l’aptitude et à la persévérance nécessaires pour aller au bout, surtout quand cela implique de détourner une partie de son énergie de sa propre musique.
Thierry De Clemensat :
Votre identité visuelle est immédiatement reconnaissable, un peu comme celle du label ACT. Album après album, il y a une cohérence, presque une narration graphique. Comment cette esthétique s’est-elle construite ? La musique influence-t-elle le visuel, ou l’inverse arrive-t-il parfois ?
John Bishop :
Je suis heureux que ce soit ainsi perçu ! Comme je conçois toutes les pochettes, l’esthétique se situe forcément dans un certain champ. C’est suffisant pour suggérer une « marque », mais je n’ai aucune envie d’imposer une approche brutaliste qui forcerait la musique à se plier au design. Nous couvrons une large palette musicale avec des artistes de nombreux pays et scènes différentes.
Je regarde cela sous plusieurs angles : d’abord, servir la musique et le récit de l’album, en l’équilibrant avec le parcours précédent du musicien et ce qui a du sens dans son univers. Ensuite, j’observe le flux d’Origin et d’OA2 : comment les artistes, les sons, les couleurs, les thèmes et les atmosphères des derniers mois se croisent et dérivent. Mon hypothèse est que si je peux me convaincre qu’il existe une histoire cohérente, cela suffira pour que les DJs et les journalistes, ceux qui ouvrent les colis mois après mois, y trouvent du sens. Ce sont eux qui me préoccupent le plus : je ne veux pas les ennuyer, et j’aimerais qu’ils aient envie de partager leurs découvertes avec leurs auditeurs.
Tout cela reste profondément lié au fait d’être un musicien qui a fouillé des bacs de disques chaque semaine pendant des décennies. Toutes les informations sont là pour savoir ce qui fonctionne, ce qui crée de l’intrigue, de l’héritage, de la connexion, toutes ces choses que les amoureux du disque attendent d’un label bien curaté. C’est cette quête qui rend tout cela si stimulant.
Thierry De Clemensat :
Avez-vous déjà envisagé une refonte complète de votre identité visuelle ?
John Bishop :
J’ai bien peur que ce soit trop tard ! D’une part, je pense être dans une zone où mes capacités s’équilibrent avec ce que j’aime regarder. Et comme nous sortons énormément d’albums chaque année, je m’accroche à un processus établi, c’est ce qui rend la chose possible.
Thierry De Clemensat :
Comment conciliez-vous la diversité musicale du catalogue avec cette unité visuelle ?
John Bishop :
Je le vois de plusieurs façons. L’idée de relier une œuvre graphique à un ensemble de sons en déclarant « voilà à quoi ressemble ce son » est une activité humaine relativement récente, et son application a toujours été assez aléatoire. Il y a donc une grande liberté dans ce qui constitue un cadrage pertinent pour un album.
Les débuts d’ECM offrent sans doute le meilleur exemple : le Pat Metheny Group, l’Art Ensemble of Chicago et Steve Reich sortaient des albums à quelques mois d’intervalle, et tout cela faisait sens pour le public. C’est clairement dans mon ADN. Encore une fois, si je peux me convaincre qu’il existe une histoire cohérente, nous nous en sortirons très bien.
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